Accepter la prise de risque lors du maintien à domicile

La décision d’une entrée en maison de retraite est rarement prise par la personne âgée elle-même. Elle est le plus souvent le résultat d’une douloureuse réflexion de la part de l’entourage qui, face à une situation présumée risquée, va opter pour une « mauvaise bonne solution ». Mauvaise car elle n’est pas le choix de la personne concernée qui préfère, dans la majorité des cas, rester chez elle, et n’aura donc aucune motivation à accueillir un tel changement. Notre besoin, notre exigence de sécurité constante, de contrôle permanent sur les différents événements, est-il un argument suffisant pour une institutionnalisation non désirée ? Ou doit-on nous-mêmes, en tant que parents proches, consentir à cette prise de risque que comporte le maintien à domicile ?

 

Le risque tout au long de la vie …

Le risque fait partie de la vie. Il est par définition, plus ou moins probable, plus ou moins prévisible, plus ou moins dommageable. Cette notion est donc sujette à des appréciations personnelles qui différent selon la personnalité de l’individu, de ses expériences passées et de son attente des éventuels bénéfices qu’il peut obtenir en retour. Cela sous-entend qu’en tant que sujet raisonné et raisonnable, il nous arrive aussi de « prendre le risque ». De changer de travail, de faire un placement en bourse, d’aller vivre à l’étranger, etc. Autant de situations hasardeuses où, en dépit de notre motivation et de nos efforts, le succès n’est pas toujours garanti. Et pourtant, dans l’espoir que cette expérience se solde par une réussite, nous tentons notre chance …

Cette incertitude paraît  intolérable avec le vieillissement. Le paradoxe est tel que, si la prise de risque est communément synonyme d’opportunité, de courage, d’audace, elle semble perçue comme une folie, voire un acte égoïste pour les personnes d’un certain âge. Comment expliquer cette singularité ?

 

… sauf si nous sommes âgés !

Notre imaginaire nous figure une augmentation du risque avec l’avancée en âge. La personne âgée devient fragile, vulnérable, d’où la nécessité de la préserver. On assiste ici à une inversion des rôles ; c’est à l’enfant de protéger son parent. Ce phénomène, appelé la parentification, s’observe lors de périodes de rupture comme un deuil, une séparation même temporaire avec le domicile, des pertes cognitives ou fonctionnelles, donnant lieu à une réorganisation symbolique des places et des rôles au sein de la famille.

L’entourage devenant ainsi responsable de la personne âgée, cette dernière n’est plus en mesure de statuer sur ce qui bon pour elle ; c’est désormais à l’enfant de prendre des décisions à sa place. Nous comprenons aisément que la notion de risque renvoie à celle de responsabilité, et plus largement à celle de faute. Dans cette logique, ce serait la faute de l’enfant si quelque chose arrive au parent, car celui-ci aura mal jugé le risque à domicile ; tout doit être envisagé et considéré comme une menace potentielle, sous peine de se retrouver fautif d’un hypothétique accident. Ainsi, bien que relative à des événements, des faits concrets, l’évaluation de risque revêt un caractère très subjectif : la même conjoncture pourra être jugée plus ou moins dangereuse en fonction des individus, notamment de leur sentiment de responsabilité.

Pourtant, il y a une nette distinction entre « être coupable » et « se sentir coupable ». Dans le premier cas, vous avez commis un délit et êtes condamnable. Dans le deuxième, vous quittez un cadre clairement défini pour vous aventurer sur  le terrain glissant de la culpabilité. Il s’agit là encore d’un sentiment purement personnel, malheureusement largement partagé par ceux qui s’estiment, à tord ou à raison, substituts de leur parent.

 

Notre idée reçue de la bientraitance

La perversité de ce mécanisme est qu’il repose néanmoins sur une envie de bien-faire, sur une démarche fondamentalement bienveillante. Nous souhaitons protéger ce qui est cher à notre cœur, en l’occurrence la santé et le bien-être de nos proches. C’est d’ordinaire au nom de la sacro-sainte sécurité que le parent est placé en maison de retraite, dans un contexte de contrainte et de non-dits.

Lors d’entretiens d’admission en EHPAD, j’ai  souvent remarqué que la personne concernée n’était pas du tout d’accord avec le constat qui était établi de la situation au domicile. Décrite comme catastrophique par l’entourage, elle était jugée peu ou pas risquée par l’aîné en question, qui avait même parfois tendance, en réaction, à minimiser ses difficultés. Cette différence de point de vue provient de l’écart même entre les aspirations des protagonistes. Votre parent préfère sciemment rester chez lui, dans son cocon, en dépit des risques que cela suppose. A ses yeux, à cet instant, la vie en collectivité, malgré les avantages qu’elle est susceptible d’offrir, n’a guère d’attrait en comparaison avec tout ce que représente le domicile. Ainsi, l’éventualité d’une issue dommageable importe moins que le bénéfice attendu et ressenti à demeurer dans un cadre familier et rassurant.

La véritable bientraitance ne serait-elle pas de respecter cette volonté exprimée en toute connaissance de cause ? Pour quelles raisons la personne âgée devrait-elle accepter de vivre comme nous l’entendons nous, et non plus comme elle le souhaite elle ? Finalement, au lieu de chercher à convaincre son parent que « c’est mieux pour lui », ne faudrait-il pas soi-même se laisser convaincre ?

 

Les limites au maintien à domicile

Cette perceptive de vie est maintenant possible grâce à la multitude de services à la personne : les services de soins infirmiers à domicile, les aides ménagères, le portage des repas, etc. Ces professionnels de l’aide vous permettront de consentir à un risque mesuré et contrôlé ; il est donc indispensable de faire entendre à la personne âgée qu’il s’agit-là de la condition indispensable au maintien à domicile. Celle-ci pourra ainsi demeurer chez elle, néanmoins dans un environnement régulièrement investi par différents intervenants afin de lui apporter l’assistance nécessaire.

Vous concernant, il est question d’abandonner cette position ultra protectrice à l’égard de votre parent sans toutefois tomber dans le piège de la culpabilité. La croyance de « délaisser son parent » parce qu’on respecte son choix de rester à domicile, nonobstant les aléas du quotidien, doit être abolie. Mais elle est si profondément enracinée en nous qu’il est très difficile de s’y soustraire. Pour cela, un soutien psychologique peut vous aider à prendre du recul, faire la part des choses et gérer vos émotions. Notre objectif commun vis-à-vis de votre parent pourrait être d’œuvrer le plus longtemps possible en faveur d’un maintien à domicile, tout en vous préservant du piège de l’auto-accusation.

Cependant, certains facteurs feront basculer l’ensemble d’une situation gérable et tolérable à une situation plus inquiétante. Suite à mon expérience en EHPAD, j’établirais la liste suivante :

  • Des soins médicaux trop lourds : lorsque les services à domicile ne suffisent plus car l’avancée de la pathologie nécessite des moyens plus importants et une surveillance médicale constante.
  • Un tissu social extrêmement pauvre : lorsqu’en dehors des professionnels de l’aide, la personne âgée se trouve isolée, sans famille ni ami lui rendant visite de temps à autre.
  • L’épuisement de l’entourage: lorsque l’accompagnement des proches au quotidien dépasse l’entendement, que leur santé ou leur propre bien-être se trouvent directement menacés, que « prendre soin de l’autre » s’effectue au détriment de prendre soin de soi.

J’insiste sur ce denier point car bien souvent, les proches s’investissent au delà de leurs propres limites. D’où l’importance de bénéficier d’une aide psychologique afin de vivre sereinement cette étape de vie au domicile, parvenir à un compromis favorable des deux côtés pendant un temps, puis opérer progressivement les ajustements nécessaires au regard des circonstances.

 

Si nous nous plaçons du côté de la personne âgée, il semblerait ainsi que la possibilité qu’un malheur se produise ne soit pas un argument suffisant pour accepter d’entrer en maison de retraite. Pour certains proches, et même après la lecture de cet article, la bientraitance impliquera la violation de quelques uns des désirs de la personne, la contraignant à une vie en institution jugée plus sûre. Pour les autres, ceux qui accepteront de modifier leur représentation du « prendre soin », il s’agira de consentir à certaine prise de risque et d’accepter que son parent puisse vivre comme bon lui semble, avec l’aide de services à domicile. Car c’est ici le véritable problème : de croire que ce qui est bon pour l’autre est nécessairement sécuritaire ou exempt de tout danger. Le risque zéro n’existe pas, même en institution ; il n’est donc pas l’idéal vers lequel nous devons tendre.

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